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C’est le 29 juin 1851, que le bourg de Rollot rend hommage à son illustre enfant Antoine Galland, sur les initiatives simultanées de la Société des Antiquaires de Picardie et des Sociétés Savantes de la région. C’est ce jour là, dans le village pavoisé de drapeaux, orné de verdure arborant des arcs de triomphe fleuris que la place du marché est devenue désormais « Place Galland ».
Dans le recueil publié à l’occasion de la fête de l’inauguration du monument d’Antoine Galland, par monsieur Galoppe d’Onquaire, il est stipulé, que c’est sous l’inspiration de Monsieur le Docteur Debourge de Rollot ainsi que l’auteur de ce recueil, que le projet aboutit enfin. Et que tous les deux « puissamment secondés par le zèle de Monsieur le Sous-Préfet de Montdidier et par le concours généreux des représentants de la Somme, par le patriotisme des habitants de Rollot » qu’une commission s’est assemblée afin de s’occuper de ce projet et une souscription a été donc ouverte à cet effet.
Voici la composition de cette commission :
Messieurs :
La fête empruntait la plus grande partie de son éclat à la présence des nombreux gardes nationaux et sapeurs pompiers complaisamment accourus des communes voisines, tambour battant et enseignes déployées. Les sociétés savantes se sont jointes aux nombreux notables venus de toute la région ; ils prennent place sur l’estrade qui leur était réservée. Parmi les honorables assistants qui se sont déplacés afin de rendre hommage au premier traducteur des Mille et Une Nuits, nous remarquons, monsieur de Lagrénée, représentant de la Somme. Messieurs Félix et Victor De Beauvillé, ils ne pouvaient manquer à cette manifestation solennelle, ils avaient tous deux travaillé à l’accomplissement de cette œuvre. Monsieur Fabignon le maire de la ville de Montdidier et son épouse, qui est la fille de l’illustre baron Sylvestre de Sacy pair de France, membre de l’Institut et historien éloquent de l’auteur des Mille et Une Nuits. Monsieur Dunoyer-Dubouillon, procureur de la République qui représente la magistrature, etc.…
C’est vers quatorze heures que débute cette cérémonie grandiose. L’auteur du recueil, Monsieur Galoppe d’Onquaire cite Montesquieu : « élever des statues aux grands hommes du passé, c’est semer des grands hommes pour l’avenir ».
C’est madame Détremont-Desachy, mère de Joseph Félicien Détremont le statuaire qui a eu l’honneur de dévoiler cérémonieusement le buste sur son piédestal devant les regards admiratifs de la foule. C’est une consécration enfin pour Rollot, une reconnaissance pour l’enfant de notre bourg, puisque c’est une sculpture à l’effigie de Galland créé par un autre enfant de Rollot, Joseph Détremont d’après le portrait peint par Rigaud qui aurait servi de modèle au sculpteur.
La cérémonie d’inauguration de la statue a suscité de longs discours et même des éloges en vers qui mettent en évidence une tendance commune : la vie d’Antoine Galland illustre l’idée légitimiste d’une alliance entre le noble et le travailleur, contre la bourgeoisie et son matérialiste cruel.
Monsieur le Docteur Debourge prend la parole en ces termes : « Quand le nom d’un savant a traversé les siècles, et que de loin de perdre son illustration, ce nom reçoit de la postérité l’éclat d’un nouveau lustre, il est pour les compatriotes de ce savant, un devoir sacré à remplir, une dette d’honneur à payer a sa mémoire… ». Le docteur Debourge ensuite retrace la vie laborieuse, de l’enfant, de l’homme, de son œuvre dans un long et remarquable discours.
C’est monsieur Galoppe d’Onquaire qui prend le relais et termine ainsi : « la gloire de Galland a pris racine à Rollot, et nous avons voulu que Rollot accomplit ce sage précepte de Xénophon, les gerbes imposent à ceux qui les font croître, le devoir de les conserver ».
La Société des Antiquaires de Picardie, dans sa mission bienveillante pour tout ce qui touche aux intérêts de l’Art, cinq de ses membres se sont déplacés et c’est Monsieur Garnier qui dit son allocution :
« … Vous avez donc raison, messieurs, d’être fiers d’avoir vu naître l’enfant pauvre et obscur qui s’éleva si haut par son travail et son intelligence, et de rendre à sa mémoire l’hommage auquel nous venons d’applaudir.
Pour nous, qui représentons ici une société vouée au culte du passé, et qui consacrons nos loisirs à la recherche des titres et des traditions de notre vieille Picardie, nous sommes heureux d’avoir été associés à cet acte de justice et de patriotisme éclairé.
Nous avons foi dans la puissance des souvenirs, et nous croyons que les monuments élevés aux grands hommes sont un enseignement pour les générations, et que, comme des titres de famille pour les enfants de race antique, ils établissent entre elles et le passé un lien moral qui anoblit et qui oblige. »
Puis c’est au tour de Monsieur Breuil à déclamer son poème si bien inspiré, qui se termine ainsi :
« Du grand siècle français intéressant acteur,
Galland a su y remplir un rôle novateur ;
Galland, lorsque Ducange écrivait le glossaire,
De l’orientalisme ouvrit la nouvelle ère,
Et prépara de loin les travaux éclatants
Dont Sacy, Perceval ont doté notre temps.
Aussi, quand de Galland, vous érigez l’image,
Le Ducange d’airain sourit à cet hommage,
Et, tressaillant de joie, il salue aujourd’hui
Le buste d’un picard, immortel comme lui ! »
Et c’est monsieur Labordère qui termine avec cette allocution :
« … Qu’il nous suffise de le faire remarquer, la vie de Galland offre un exemple trop rare de nos jours : celui de la modestie unie au mérite. Embrasé de l’amour de l’étude, il travailla sans relâche, sans cesse, partout, poursuivant de ses infatigables recherches la vérité historique, avec l’ardeur d’un dévouement sans limite.
Placé à la tête des numismates et des orientalistes de son temps, l’un des membres les plus distingués de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, l’un des professeurs les plus écoutés, l’un des premiers, en un mot, par l’érudition et la haute estime du monde savant, dans le siècle le plus fécond en illustrations de toute espèce, jamais il n’en tira vanité. Jamais l’orgueil, cette plaie de notre époque, ne vint agiter la sérénité de son âme…
Que le monument, élevé en l’honneur de Galland, soit la consécration impérissable de notre respect pour sa mémoire, en même temps qu’un hommage rendu à l’amour du travail, à l’esprit d’ordre et au sentiment du devoir. »
L’Institut, soit l’ensemble des Académies, adresse une lettre à monsieur Debourge, voulant notifier que le premier corps savant de France, l’Institut désire contribuer par son adhésion publique, à la glorification de Galland.
Le secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres nous fait part d’un article de la presse parisienne, intitulé « la Patrie », journal grave et sérieux, habitué à n’applaudir qu’aux choses utiles du n° 22 de juillet, souligne notre érudit :
« La commune de Rollot (département de la Somme), qui a donné naissance à Antoine Galland, auteur des Mille et Une Nuits, vient de procéder à l’inauguration d’un monument élevé à la gloire de l’illustre orientaliste, une innombrable population était accourue de tous les points du département, pour rendre hommage à la mémoire d’une de nos plus gracieuses célébrités littéraires. »
Une très longue liste des souscripteurs élevé à la gloire d’Antoine Galland suit les discours dans le recueil de monsieur Galoppe d’Onquaire.
Parmi ces allocutions, chacun des orateurs a remercié le talent et le désintéressement de monsieur Antoine, architecte de la ville d’Amiens, dont Rollot doit le plan de son monument ; il a eu le bon goût de choisir un gracieux piédestal, dont la parfaite exécution fait le plus grand honneur au ciseau de monsieur Croisy, sculpteur à Compiègne.
Le bas relief du premier monument se trouve sur la face antérieure du piédestal c’est un
bandeau en bronze, rappelant un des contes les plus connus des Mille Et Une Nuits, Aladin et la lampe merveilleuse, qui donne lieu à maintes comparaisons entre le héros du conte et son traducteur, Galland.
Malheureusement la première Guerre Mondiale, n’épargne pas ce monument. Rollot est rasé à plus de 95%. Les Allemands réquisitionnent le bronze à des fins d’armement. Après la destruction pratiquement totale de Rollot, un nouveau monument est érigé et inauguré très discrètement en mars 1929. Le buste et le bas relief sont l’œuvre de monsieur Navarre. « Henri Édouard Navarre a eu un ciseau fin » nous dit monsieur Bruno Lebel, lorsqu’il a démonté le buste pour le moulage en juillet 2010.
Cela a aiguisé bien évidemment notre curiosité, et voici le
résultat de l’enquête du Comité Rotincia.
Henri Navarre est né à Paris le 4 avril 1885, d’une famille béarnaise devenue
parisienne à la fin du XVIIIe siècle. Alexandre, Didier et Valentin
Navarre, architectes et décorateurs ont été ses maîtres et l’ont initié sur les
chantiers. Assidu à l’ouvrage, a dix sept ans il est déjà sculpteur sur bois à
l’école Bernard Palissy, en 1905 il devient ciseleur orfèvre, ouvrier d’art et
est reçu à l’école Supérieure Nationale des Beaux Arts. Ensuite, pour se
parfaire, il étudie le vitrail et la mosaïque. Puis durant cinq années, il
pratique la taille de la pierre, il modèle également des grandes figures de
terre cuite. A vingt six ans, il prend part au concours de Rome comme
médailleur. Onze années plus tard il participe au monument de la Pointe de la
Grave en Gironde. Puis plus près de nous, il exécute le monument de l’aviateur
de Georges Guynemer qui sera inauguré le 11 novembre 1923 à Compiègne, c’est un
monument édifié par souscription nationale sur un terrain cédé par le haras
national.
(Georges Guynemer est né à Paris le 24 décembre 1894 et décède vers le 11 septembre 1917 dans le ciel de Flandre. Ses parents se sont établis à Compiègne en 1903, dans une maison qu’ils ont fait construire en lisière de forêt, au n°112 de la rue St Lazare, actuel. Il aurait volé clandestinement pour la première fois lors de ses vacances en 1912. Jugé trop chétif par les médecins militaires, lors du déclenchement des hostilités de 1914, mais à force d’obstination, il a réussi à se faire accepter comme élève mécanicien, avant d’être admis élève pilote, puis breveté en 1915…).
L’œuvre de Henri Navarre représente Guynemer debout avec son casque de combat, visière levée. Deux figures allégoriques aux longues ailes l’encadrent : la Guerre, à la figure sévère et la Paix, sereine mais attristée.
En 1924, il exécute les sculptures et les verrières du journal « L’intransigeant » à Paris. En 1925, il mène à bien le bas relief des Métiers pour la porte d’honneur de l’Exposition. En 1926, il réalise le fronton de la scène du théâtre de la Michodière. En 1927, il accomplit une œuvre, qui sera sur le paquebot « L’Île de France », le Christ en verre.
A cette époque, Rollot tente de panser ses plaies après la tourmente de la Grande Guerre où notre bourg est en ruines à 95% avec bien sûr des priorités de reconstruction. C’est lors de la délibération du 14 mars 1921 que le conseil municipal prend la décision de remettre en état le monument Antoine Galland entre autres. Une société coopérative de reconstruction est constituée dont voici la liste des membres. Président : Nicolas Gérardin, trésorier : Émile Delahoche, secrétaire : Théophile Gaudissart, membres : messieurs Caron, Poyart, Léon Choisy, Louis Joseph Harmant; Ernest Lefebvre et Messieurs Gras, Guiard, Leduc, Rousselot, Dallongeville ont été désignés comme architectes de la coopérative. Celle-ci passe un marché de gré à gré avec monsieur Daniel Perrou entrepreneur pour la remise en état du piédestal et de son entourage avec la société Gras, Guiard, Leduc, Rousselot, Dallongeville architectes, pour la somme de quatre milles francs. Il en sera de même pour le buste et le bas relief sinon que le marché de gré à gré se fera avec le sculpteur Henri Navarre et la société d’architectes, pour un coût de seize mille francs fractionnés comme suit : étude, modelage, moulage, inscription et coulage à la fonderie = 50 % = huit milles francs. Travail terminé = 40 % = six mille quatre cent francs. Réception définitive = Mille six cent francs.
Et c’est donc fin mars 1929 que le buste et le bas relief de monsieur Navarre ont été remplacés très discrètement.
Le bas relief actuel est toujours placé sur la face antérieure du piédestal et c’est un bandeau en bronze représentant, Galland habillé à l’époque de Louis XIV ainsi que la conteuse Shéhérazade, dont les silhouettes se détachent d’un fond de palais, de minarets orientaux sur un arrière-plan de vaisseaux.
Même mésaventure aurait pu arriver lors de la deuxième Guerre Mondiale. Car lors de la réunion du conseil municipal du 9 novembre 1941, monsieur le maire donne lecture d’une lettre de monsieur Ripaille de Montdidier l’informant qu’il est question d’enlever le buste d’Antoine Galland pour en utiliser le bronze. Le conseil municipal ouï la lettre de monsieur Ripaille mais étant donné que le buste d’Antoine Galland est d’un poids minime, il émet un avis défavorable à cet enlèvement. C’est ainsi que les Rollotois ont appris bien après que le maire de l’époque, Monsieur Raoux, cacha le nouveau buste en lieu sûr pendant la durée de cette guerre afin de lui épargner le sort du premier.
En 1934 Henri Navarre a sculpté le buste de Alain.
En 1936, il créé un Christ en bronze pour l’abbaye St Benoît sur Loire.
En 1938, il réalise un grand vase pour le pavillon de France à l’exposition de
New-York.
De 1940 à 1944 il est à la recherche de terre à briques en Sologne qui aboutira
au « Porche des Béatitudes » de Montaigu.
En 1950 il réalise une porte de verre de la Monnaie en collaboration avec
Jacques Dumont.
Henri Navarre ne s’est pas uniquement limité à explorer les possibilités
architecturales et décoratives du verre, il a amoureusement forgé des vases
magnifiques aux formes massives. Ses créations fascinantes sont nombreuses et
après une vie bien remplie Henri Navarre s’éteint à Paris à 86 ans en 1971.
Puis en 2001, Rollot pour renouer avec ses fêtes traditionnelles, le comité des fêtes a organisé un marché-franc pour la saint Médard, le premier dimanche de juin. C’est lors de cette manifestation le 6 juin que le Comité Rotincia commémore le cent cinquantième anniversaire du monument, où notre association fait poser une plaque. À cette occasion, plusieurs allocutions ont été formulées. Nous ne pouvons passer sous silence, celle entre autres de monsieur Geoffroy Asselin président de la Société des Antiquaires de Picardie devant une foule émue et respectueuse de Rollotois, d’élus, d’anonymes, et d'universitaires Japonais venus spécialement s’incliner devant le monument d’Antoine Galland pour cet événement :
« Venir d’Amiens pour vous entretenir, à Rollot, d’Antoine Galland, paraîtra sans doute d’une logique assez déroutante.
Qui donc mieux qu’un compatriote de votre grand homme pourrait le mettre à l’honneur comme le ferait mieux que moi monsieur Olivier Debourge ?
Telle fut ma réaction quand les premières perches furent tendues à la Société des Antiquaires de Picardie par le Comité Rotincia et son aimable présidente.
Les objections que j’accumulais contre cette flatteuse invitation durent céder devant l’amicale insistance de madame Baillet. Elle sut trouver dans l’histoire locale assez d’arguments pour justifier le concours, en cet instant, du Président des Antiquaires de Picardie.
Le 18 août 1850, selon nos archives, « la Société s’est empressée de souscrire au monument que la commune de Rollot doit élever au conteur, à l’orientaliste, à l’antiquaire et au numismate célèbre qu’elle a vu naître ». Monsieur Breuil donne lecture d’une pièce de vers qu’il a composés pour la cérémonie de l’inauguration, qui se fera la 29 juin 1851.
Dès le 9 juillet, notre vice-président Charles Dufour raconte à ses collègues les festivités de Rollot. Les mêmes personnalités qu’aujourd’hui s’y trouvaient déjà, avec 150 ans d’avance !
le sous-préfet de Montdidier, les représentants élus et une foule considérable.
Faut-il voir là une attestation de la légendaire ténacité du Picard, dont on prétend qu’il faut aller en Bretagne pour trouver plus têtu que lui ? Fidelissima Picardia, disait-on au Moyen Age ?
Laissons là ces innocentes taquineries. Revenons à nos inaugurations : je dis bien nos puisque coup sur coup nous inaugurions Gresset à Amiens, Jacques Sarrazin à Noyon, encadrant ici-même Galland, dont le Docteur Debourge, cheville ouvrière du monument, retrace la vie.
Vous le voyez, nous ne sommes pas à court, chez nous, d’hommes à célébrer, sans oublier les femmes (songez par exemple à Marie Fouré, à Jeanne Hachette), mais la Picardie, c’est un fait, n’a jamais eu le talent de les mettre en avant.
Et pourtant, donner la vedette à Antoine Galland n’est que justice.
Né trois ans après l’avènement de Louis XIV, en 1646 il va sitôt sorti de l’enfance, quitter son village natal pour aller à Paris. Mu par un appétit de connaissances qu’il ne pouvait rassasier que dans la grande ville, vous le trouverez désormais assidu aux cours de langues orientales du Collège de France. Ses progrès sont rapides, si bien que le voilà, cette année 1670 où Molière amuse la ville et la cour par les turqueries du Bourgeois Gentilhomme, envoyé à Constantinople pour accompagner l’ambassadeur Nointel.
Ce Nointel venait de réussir d’adroites négociations avec la Sublime Porte en vue de rétablir les Echelles du Levant, dont la politique ottomane avait sérieusement contrarié l’activité.
Habile diplomate, c’est lui qui fut désigné pour Constantinople. Il s’y rendit, escorté de Galland, mais aussi de deux peintres et de quatre maçons. Étrange entourage, direz-vous. Non pas, quand vous connaîtrez les intentions du monsieur : les peintres allaient copier à tours de pinceaux les vestiges raffinés de l’Orient pendant que les maçons démonteraient sans façon marbres, statues et bas-reliefs !
Ce peu scrupuleux manège avait commencé sans regarder à la dépense tant et si bien que son instigateur récolta de sérieux ennuis : Louis XIV, dépensier notoire n’allait pas se laisser damer le pion par un simple ambassadeur, d’où la soudaine disgrâce. La mésaventure de Fouquet avec le château de Vaux aurait dû servir de leçon.
Et Galland, dans cette tourmente ? Eh bien, il apprend à loisir le grec, qui lui manquait. On le trouve ici où là, à Jérusalem, où il se régale d’inscriptions à copier, mais avec des vues moins cyniques que son patron. Et quand il retournera au Levant, il portera le titre avantageux d’antiquaire du roi.
D’autres voyages affermissent encore un savoir qui n’était cependant pas négligeable, si bien qu’à son retour en France il est nommé, en 1701, membre de l’Académie des Inscriptions. En 1709, cinquante ans après y avoir été élève, il entre comme professeur au Collège de France où on lui confie la chaire de langue arabe.
Tout cela ne remplit pas l’existence d’un savant de son envergure : déjà en 1694 il avait publié les « Paroles remarquables, bons mots et maximes des Orientaux », commencé la traduction de fables indiennes, qui paraîtront plus tard, rédigé plusieurs études sur les médailles latines et grecques, se montrant là numismate distingué.
Homme supérieur, Galland reste d’une exemplaire modestie. Ignorant les rivalités et les mesquineries, il apporte aux travaux de Ménage et d’Herbelot, ses amis, la touche finale transformant de pesantes touches d’érudition en ouvrages estimables. Vous souvenez-vous des scènes où Molière dans les femmes savantes fait de Ménage, sous le sobriquet de Vadius, une impitoyable caricature ? Boileau, lui aussi, s’était mis sur le dos du malheureux Ménage, qui devra peut-être à nos satiristes d’avoir échappé à l’oubli.
Savant incontesté, Galland, tout comme Du Cange, cet autre Picard, avait surpassé bien des érudits de son siècle.
C’est pourtant au grand public qu’il doit la renommée dont il jouit durablement. En publiant les contes des mille et une nuits, se doutait-il que là résiderait son principal titre de gloire ?
Certainement, au milieu de vos soucis quotidiens, vous avez rêvé d’une existence facile et brillante. Les mille et une nuits s’offrent alors à vos yeux, faisant surgir la grisaille Ali Baba, les quarante voleurs et leur prodigieuse caverne qui s’ouvrait - et se vidait – par la vertu d’un inusable « Sésame, ouvre-toi » ! Vous habiterez des palais magnifiques, Aladdin vous prêtera peut-être sa lampe merveilleuse ; vous tremblerez aux aventures de Sindbad, le marin aux sept voyages tandis que des génies propices vous élèveront aux plus hautes destinées.
Nos ancêtres, il y a trois siècles, étaient assurément d’autant plus sensibles à ce merveilleux qu’ils pouvaient y puiser un antidote à la raideur solennelle des fastes louis-quatorziens, où s’engonçait peu ou prou toute la société d’alors.
A présent, si les motifs sont différents, l’éblouissement reste le même : malgré la commodité des voyages, malgré le contact devenu habituel avec d’autres civilisations, nous n’échappons pas, de 7 à 77 ans, à l’envoûtement des fables que les poètes orientaux contaient à leur auditoire. Nomades ou sédentaires, si loin que l’on remonte dans le passé, ont aimé pouvoir oublier, le temps d’une veillée dans le désert, la trivialité journalière, comme chez nous, trouvères et troubadours ont enchanté nos aïeux.
Pourtant, dois-je dire, le livre de Galland n’a pas recueilli que des approbations. C’est inévitable, l’imprimerie restera impuissante à recréer l’atmosphère d’une soirée vivante où acteurs et auditeurs vibrent ensemble, l’artiste modulant son texte et son jeu au gré de l’humeur du moment.
Naturellement, Galland n’est pour rien dans cette frustration. Il faut au contraire le louer d’avoir, le premier, révélé ces richesses. Tout autre que lui aurait buté sur le même obstacle.
Témoin ce nouveau traducteur, Mardrus, qui deux siècles plus tard reprochait à Galland la publication d’un texte incomplet. Il se mit alors en tête de produire une édition qu’il affirmait « intégrale ». Hélas ! N’étaient omises aucune des longueurs, ni aucune des innocentes gauloiseries avec lesquelles, dans leur vraie langue, de leurs lèvres, les orateurs de jadis ranimaient l’attention de l’auditoire. Sous la plume de ce prétentieux transcripteur, toute la grâce des vieux récits n’était plus qu’une pesante fabrication.
Galland, pour sa part, avait eu le mérite et le tact de présenter une œuvre élégante où l’Occident découvrait avec ravissement un Orient mystérieux.
Est-il possible, au surplus, de croire qu’un texte complet et définitif puisse apparaître un jour, quand on a découvert et découvre encore tant de manuscrits disparates, parfois contradictoires, rédigés par des copistes ayant saisi au vol des récits oraux sans cesse remaniés ou recréés par leurs auteurs. Les spécialistes attribuent l’origine de ces contes à des peuples disséminés de l’Égypte à la Chine, autant dire tout l’univers connu, moins l’Europe. Oublions donc Mardrus et son édition « intégrale ».
Il est sage toutefois, de prêter à ces histoires une attention autre que superficielle. Par elles, nous sommes introduits au cœur de populations douées de cultures, de mœurs propres à nous dépayser : mélange étonnant de misère et de luxe, de profane et de sacré. A chaque instant ce sont des invocations à la bonté et à la puissance d’Allah.
Ces contrastes nous sont d’autant plus évidents que chez nous, en Occident, nos cerveaux sont habitués à raisonner à la Descartes. Des contradictions qu’un Oriental remarque à peine nous déconcertent étonnamment. Comment des palais immenses avec leurs occupants peuvent-ils passer d’un continent à l’autre en moins d’une nuit, alors que les voyageurs peinent de longs mois en d’interminables chevauchées ? Il est vrai que les djinns et les génies se trouvent là au moment opportun, mais nous, nous ne croyons plus guère aux djinns ni aux fées.
N’imaginons pas, tout de même, que tout cela serait vain et futile. Nous devons, encore et toujours, à Galland d’avoir accès à des sciences déjà familières aux Arabes d’autrefois, aux âges où « nos ancêtres les Gaulois » sortaient à peine de leurs cavernes. Un seul exemple, l’histoire du roi Younane et du médecin Douban : après maintes cures inopérantes le roi n’allait pas bien on devait à tout prix le guérir, mais sans potion ni pommade.
Douban confectionne un maillet au manche étroitement évidé où seront introduites les drogues et les simples de son art. Le maillet est remis au roi, qui devra simplement, au galop de son cheval, frapper de toute sa force une balle au point d’en être en sueur. Que voilà une étrange médication ! Sans connaître notre surprenant thérapeute, nos médecins savent aujourd’hui que la paume de la main est une partie de l’épiderme spécialement perméable aux remèdes externes. En empoignant le manche du maillet, Younane absorbe la pharmacopée que Douban y avait incluse, il y a de cela bien des siècles.
Je vous laisse maintenant en la compagnie des sultans, des vizirs, des calenders, des dames de Bagdad, du prince pétrifié à mi-corps, des femmes changées en chiennes et de bien d’autres prodiges. Nos vieilles mythologies grecques nous avaient, certes, préparés aux métamorphoses les plus saugrenues, mais rien ne pourra plus nous étonner quand nous voyons la Grèce si voisine de l’Égypte et de l’Orient.
N’oublions pas, avant de conclure, l’astucieuse Schéhérazade, épouse du cruel et vindicatif Shahriar, ni sa jeune sœur Doniazade. A elles deux, ne méritent-elles pas le prix de l’histoire la plus longue ? Ne les chicanons pas sur les nuits que les érudits pointilleux contestent en plus ou en moins des mille et une. Quant à l’issue de leur entreprise, qui visait à empêcher le méchant roi de trucider une à une ses épouses successives, la saurons-nous jamais ?
Chacun des conteurs imaginait, à sa fantaisie, d’épargner ou de sacrifier la généreuse et bavarde Schéhérazade. Les savants en débattront sans fin pendant qu’en impassible observateur de leurs querelles, un Picard les dominera tous de son génie, Antoine Galland ».
Ce discours élogieux à l’égard de l’enfant du pays, le Comité Rotincia ne pouvait se l’approprier et par conséquent vous le communique afin que chacun des Rollotois le conserve, le transmette. Également pour vous persuader (si cela est encore nécessaire) de la renommée d’Antoine Galland ; elle qui a traversé les siècles et rayonne encore dans le monde entier. Nous en avons eu pour preuve le déplacement des professeurs Japonais d’Université venus spécialement pour cette commémoration afin de rendre hommage à sa mémoire !
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