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Rotincia - Accueil Accueil Rotincia > Ressources > Le Canton de Montdidier

Description
du Canton de
Montdidier
par M. l'abbé Godart

Notes historiques et archéologiques sur les communes du canton > Fignières

Au nord de Montdidier et à gauche du Chemin de fer de Montdidier à Albert, sur le plateau bordé au nord par l'Avre et à l'ouest par la rivière des Trois Doms, à la naissance d'un ravin qui descend vers Boussicourt, se trouve le village de Fignières. Il présente un aspect riant : les rues sont larges et propres, les maisons bien bâties ; au centre du village est une vaste place plantée d'ormes séculaires.

 

Le nom latin Fenerive, qu'on trouve en 1146 dans une charte de Thierry, Ev. d'Amiens (Gall. Christ.), s'est vulgarisé en subissant de légères altérations, d'abord en celui de Fenières (Pouillé de 1301) et enfin en celui de Fignières, que le village porte aujourd'hui.

Fignières ressortissait au bailliage et à la prévôté de Montdidier. Il ne comptait que XVIII feux au XIVe siècle ; il en avait 59 en 1739 et 65 en 1756. La population est aujourd'hui de 189 habitants ; ils ne s'occupent que d'agriculture. Le territoire est de 660 hectares.

 

La seigneurie de Fignières semble avoir appartenu de bonne heure à la famille de Préaux : la famille de Préaux, selon Me de Beauvillé, ne serait autre que l'illustre famille de Raineval dont le nom patronymique était de Préaux de Pratellis. En 1173, Jehan de Préaux rend hommage à Philippe Auguste pour les fiefs de Fignières et de Boussicourt. Johannes de Pratellis, homo regis, . tenet de eo . Ferrières et vicecomitatum de Borsincourt (Boussicourt). Nous avons dit plus haut (art. Boussicourt) que ces terres restèrent unies jusque vers la fin du XIVe siècle.

 

En 1361, dans une enquête concernant le bailli du Vermandois, il est fait mention de Guillaume de Préaux, seigneur de Fignières. Il mourut en 1272, comme nous l'apprend la pierre tumulaire qu'on voit encore dans l'église de cette commune. Il n'eut qu'un fils, selon les dires de Scellier. Celui ci aurait laissé pour unique héritière Marie, dame de Fignières et de Boussicourt, laquelle, en 1306, épousa Robert IV de la Tournelle. Marie, devenue veuve, épousa en 2es noces Florent de Varennes (en 1309). Elle n'en eut pas d'enfants.

Jeanne de la Tournelle qu'elle avait eu de son premier mari porta les deux terres de Fignières et de Boussicourt dans la maison de Montmorency en épousant Jean I de Montmorency, seigneur de Beaussault, Breteuil, La Faloise, etc. Ce Jean de Montmorency fut envoyé auprès d'Edouard III, roi d'Angleterre, en 1343, par Philippe de Valois. Il ne laissa de son mariage qu'un fils qui suit :

Jean II, Chevalier : en 1365 il fit l'aveu de ses fiefs de Boussicourt et de Fignières à Guillaume, seigneur de Raineval.

 

Le domaine consistait en une maison seigneuriale et une ferme ; un domaine labourable de 100 journaux de terre, le bois dit de la ville et un moulin à vent banal. Cens annuel : 40 setiers d'avoine, 15 chapons, 2 poules ; 20 livres d'argent et 22 pains évalués chacun 22 sols.

 

Avec ce domaine se confondait de bonne heure de fief de Sarasvillers (ou Sérévillers) : la place de la commune en occupe une partie ; et il y a encore à Fignières une rue qui porte le nom de rue de Sérévillers. Ce fief consistait en 7 journaux de terre et 5 liv. 19 s. 11 d. et une foule de censive. Ce fief était tenu en 1504 par Jacques de Saresvillers qui l'avait acheté à Jean d'Ailly, héritier des Raineval. En 1508, Antoine de Roye en fournit le relief.

 

En 1545, il est entre les mains de Jean de Halluin, seigneur de Piennes, qui, en 1619, le vend à Jacques de Séricourt. Celui ci ne laissa qu'une fille, Catherine de Séricourt, laquelle épousa Charles de Clermont, comte de Thoury : il en donna le relief en 1662.

En 1676, relief par Louis de Clermont, Chevalier, Comte de Thoury. Il laisse un fils Louis Joseph, par lequel en 1744 on constate la mouvance du fief de Sérévillers tenu de Mailly.

Enfin, en 1761 et en 1771, nous trouvons encore pour seigneur de Fignières et de Boussicourt Messire Louis François Gabriel de Clermont-Tonnerre, comte de Thoury, "Chevalier de l'ordre royal et militaire de St Louis, ancien capitaine au régiment de Clermont-Tonnerre Cavalerie". Il avait épousé Elizabeth Lefebvre de Milly. C'est lui qui en 1761 entreprit la reconstruction du château : il était à peine achevé lorsque survinrent les événements de la Révolution ; il était placé derrière le jardin du château actuel, un peu en avant du bois. Les terres furent vendues comme biens nationaux et le château lui-même, acheté pour une poignée d'assignats, fut démoli par la bande noire.

Les possesseurs des fiefs de Fignières et de Boussicourt jouissaient des droits seigneuriaux suivant la coutume de Montdidier, avec haute, moyenne et basse justice. Lesdits fiefs, qui relevaient de Mailly-Raineval, étaient chargés envers le comte de Mailly de 42 setiers d'avoine qu'ils devaient payer chaque année la veille de Noël, mais que les seigneurs de Mailly étaient tenus d'envoyer chercher sur place.

 

Sept arrières fiefs relevaient des précédents :

1/ La fief de Beaumesnil : il appartenait à la fin du siècle dernier à Mr Mallet.

2/ Le fief Hallois ; il appartenait à la famille Leclerc.

3/ Le fief de Belancour (voir Davenescourt). Il contenait 75 verges de terre, maison et jardin, plus un journal de vignes et deux jardins contenant six vingt verges (données à cens pour 10 sols par an, en 1365).

4/ Un fief dit du Petit Fignières, consistant en 14 journaux de terre et 3 maisons, avec moyenne et basse justice.

5/ Un fief consistant en un jardin, 1 journal en face ledit jardin et 2 journaux de vignes et terre.

6/ Un fief partagé en 1365 entre les trois frères Jean Bloulet : Jean Boulet avait trois quartiers ; Simon Boulet trois quartiers également et Michel Boulet au chemin de la Chapelle de Fignières seize verges seulement.

7/ Enfin un fief tenant à la mare des Grez de deux journaux de terre. Il était entre le Forestel et Fignières.

 

Fignières, comme tant d'autres villages, eut à souffrir de l'invasion espagnole en 1653 : le village fut brûlé en partie.

 

L'église, sous le vocable de St Nicolas, n'a rien qui attire particulièrement l'attention. La tour massive du clocher, bâtie en pierres blanches, s'aperçoit d'assez loin. Elle contenait autrefois trois cloches, qui avaient été bénites le 3 octobre 1749 ; il n'y en a plus qu'une seule aujourd'hui, qui a été refondue vers 1850. La décoration intérieure de l'église est due à la générosité de Me Lefebvre de Milly, curé de Boussicourt (       ) : il était le frère de la Comtesse de Clermont-Tonnerre, dame de Fignières., etc.

Dans le bas côté gauche, devant l'autel de la Vierge, on voit une dalle en pierre de Senlis de 2m40 de longueur sur 1m08 de largeur tout unie, autour de laquelle on lit l'inscription suivante en caractères de l'époque :

Chi git Messires Willi

aumes de Praiaux, sires de Ferrires Ki trespassa en l'an de

l'incarnation de Notre Segneur

MCCLXXII le jour de la Sainte ? en mai. Priés pour S âme.

Cette pierre tombale d'un des premiers seigneurs de Fignières se trouvait dans le chœur : elle a été mise à la place qu'elle occupait, quand on repava le chœur en 1838.

 

La paroisse appartenait d'abord au doyenné de Montdidier : plus tard, elle fit partie de celui de Davenescourt. Le collateur de plein droit de la cure était l'Evêque d'Amiens et non pas le prieur de N.D. de Montdidier, comme l'affirme Scellier. D'après la déclaration faite en 1728, les revenus de la cure montaient, déduction faite des charges, à 404 liv. 12s. Le supplément de la portion congrue était payé par les dames du Val de Grâce, à cause de la dîme de Becquigny, par le prieur de Montdidier et le Chapelain de Ste Catherine à cause de leurs dîmes sur Fignières.

 

Il y avait dans l'église une chapelle fondée de St Maurice ; le présentateur était le seigneur du lieu. D'après la déclaration du titulaire, Me Jean Baptiste Ravin, en 1730, elle jouissait d'un revenu annuel de 100 liv. Le chapelain était tenu de dire une messe par semaine pour les fondateurs. Scellier (1756) dit qu'elle valait 36 setiers de blé - 3 setiers de pois et un cochon gras, le tout payé par le seigneur de l'endroit.

 

Les registres de Catholicité, conservé au greffe, nous ont donné les noms des curés de Fignières depuis 1692 jusqu'en 1792. Les voici :

1692       .. Coulie

1695                   François d'Hangest. Il permuta avec le suivant, précédemment curé de Buire.

1728       Jean B. Carpentier. C'est lui qui a intercalé dans les actes de baptême et de décès de nombreuses pièces de poésie. Nous parlerons de lui plus longuement à la fin de l'art. : Fignières.
En 1771, Jean Be Charpentier signe un acte où il prend les qualités de curé de Fignières et de chapelain de St Maurice de Fignières. Il mourut en 1772 et eut pour successeur

1773       .. Leclercq

1791       Jean Charles Vimeux. Il était en exercice quand arriva la Révolution.

Quant les églises furent rouvertes, des prêtres du collège de Montdidier vinrent dire à la messe à Fignières ; on ne voit de curé en titre que vers 1816.

1816       Devillers, qui plus tard fut curé de Proyart et vint mourir prêtre retraité à Montdidier.

1833       .. Bourgeois, qui mourut curé d'Etelfay.

1834       Jn Be Gabriel Hallot. Il mourut en 1883. Pendant l'interim, la paroisse fut desservie par le curé d'Etelfay. Enfin on envoya en

1884       Alphonse Nozo, ancien curé de Mesnil St Nicaise, prêtre retraité à St Sépulcre de Montdidier. Il est encore en exercice.

 

Les Registres de l'Etat Civil nous donnent la liste des officiers publics, agents municipaux ou maires qui se sont succèdés à Fignières depuis 1792.

1792       Nicolas Cavé-Mathon, officier public.

An V       Sébastien Roger, agent municipal.

An VIII  Jean Nicolas Lefebvre, maire.

1802       Antoine Marie Rodolphe Liénart. D'après son acte de mariage, du 7 nivôse an XII, il aurait été député de l'Assemblée Constituante. Il était fils de Antoine Liénard, conseiller à l'élection de Montdidier.

1811       Louis F Hallot

1827       Louis Delahaye

1831       J. Nicolas Lefebvre

1833       Louis Delahaye 2°

1837       Louis Charles Delarougée

1847       Alphonse Masson

1848       F. Eugène Carrier, officier de l'instruction publique.

 

Parmi les lieux dits, citons : la Barbelotte - la Vallée Gomerie - Le Brûle - Le bois de la Ville : il était près du château et appartenait à Mr de Clermont - La Baignoire - Le Champ Bonne - Le Maillet - Le Beaumesnil : nom d'un ancien fief - Le Champ bleu - Le Champ de l'Abbaye - Les Vignes - Les Vieilles Vignes - La Croix Carette - Le Champ à Grès - La Fosse Clocher - Les Hübles - la Jatte - la fosse Briquet.

 

Disons que de vastes souterrains refuges, avec de nombreuses galeries, existent sous la plaine : l'entrée se trouve dans le jardin Cassin, propriété de Mr Carrier, maire actuel de Fignières.

 

Un vieil usage s'est perpétué à Fignières : la nuit de la Toussaint, les jeunes gens parcourent les rues du village, en répétant de distance en distance le lugubre avertissement : Réveillez-vous, gens qui dormez, etc.

 

Nous devons une mention spéciale à deux personnes qui, à des titres différents, jettent quelque illustration sur le village de Fignières.

La première est Antoine Froissart, qui naquit à Fignières à la fin du XVe siècle. Il étudia d'abord à Montdidier, puis fut envoyé à Paris au Collège du Cardinal Lemoux, où son frère était coursier. Soutenu par l'amour de l'étude, il se fit recevoir après quelques années Maître ès Arts ; enseigna quelque années à Chartres et revint au bout de 3 ans à Paris où, tout en surveillant l'éducation de enfants de Mr de Choisy, il étudia la théologie au Collège de Boncourt, prit les grades et en 1619 reçut le bonnet de docteur. Armand de Richelieu, qui avait eu l'occasion de l'entendre, le prit pour son théologal à Luçon. Le prélat ayant suivi la Reine mère, Froissart quitta lui même Luçon et vint à Beauvais, où il devint successivement Chanoine, Chantre, official de l'église cathédrale. La fortune de Richelieu avait grandi plus vite encore : il était devenu ministre tout puissant. Il n'avait pas oublié son théologal et, connaissant sa prudence et son talent, il voulut l'avoir près de lui et le nomma membre de son conseil. Bientôt, pour le récompenser, il lui donna le prieuré de St Etienne de Nevers. Froissart, désireux de se rapprocher de son pays natal, échangea en 1636 ce bénéfice contre celui de N.D. de Montdidier, qu'il afferma, d'abord à son frère, Jean Froissart, moyennant la somme de 3.000 livres, puis à Moyse Le Fèvre, son neveu. Il ne jouit pas longtemps du repos qu'il avait désiré : car il mourut le 2 août 1637.

Jean Baptiste Charpentier eut une carrière moins brillante ; il n'en a pas moins des titres sérieux à notre admiration et l'on doit regretter qu'il soit si peu connu.

Nous n'avons aucun détail biographique sur ce curé de Fignières. Le P. Daire, dans son Histoire littéraire de la Ville d'Amiens, dit simplement qu'il "fit des études dans sa patrie, sans la nommer - qu'il prit la prêtrise, il vicaria peu de temps et fut nommé en 1728, à la cure de Fignières". Ce dernier détail n'est pas tout à fait exact ; nous avons vu qu'il fut nommé d'abord à Buire et qu'il permuta, en 1728, cette cure contre celle de Fignières. On a cru voir dans une de ses pièces de vers une allusion au métier qu'il aurait exercé avant d'entrer dans les ordres. Quelques uns ont donc cru qu'il avait porté les armes : rien n'est moins prouvé. On sait qu'il naquit en 1698 et qu'il mourut, à l'âge de soixante quatorze ans, en 1772.

Ce qui a mis son nom en relief, ce sont ses poésies : quelques unes ont été imprimées dans le Mercure de France. La plupart sont restées inédites. Elles se trouvent intercalées entre les actes de baptêmes et de mariages, dans les registres de catholicité de la paroisse de Fignières : ces registres réunis forment un assez gros volume qui contient les actes du 1er janvier 1749 au 4 novembre 1772 et renferme en outre une vingtaine de pièces d'une certaine étendue, et en plus des anagrammes, des distiques, etc, etc.

 

Il est certain que l'abbé Charpentier avait un réel talent. Sa manière rappelle parfois celle de Gressot : ses poésies montrent en effet une grande facilité. Mais il faut reconnaître qu'elles renferment aussi des négligences de style ; les expressions ne sont pas toujours choisies ni de bon goût. Peut être eut il mieux valu que l'auteur fît des vers plus difficilement et que son talent ait pu se déployer dans un cadre moins étroit.

Il y a quelques pièces écrites en latin : on n'y trouve pas les mêmes incorrections que dans les pièces écrites en français : la solitude de son presbytère lui pèse ; on en trouve la preuve dans plusieurs de ses pièces. Une de ses Epîtres à Mr l'abbé de St Sauveur, archidiacre et grand vicaire d'Amiens, commence ainsi :

Du récit ténébreux où la mélancolie

Ronge insensiblement les ressorts de ma vie

J'ose, savant abbé, t'adresser cet écrit.

La pièce est du 1er janvier 1751. Le début de la pièce qui a pour titre : Le Songe, est plus explicite encore : elle est de 1762.

Pour te forcer d'accorder une trêve

Au tendre ennui qui bourrelle ton coeur,

Je veux te conter un rêve

Dont la réalité causerait ton bonheur.

L'autre jour, enragé contre la solitudue,

Affaissé par le poids de mon oisiveté

Narguant les neuf soeurs et l'étude,

Je cherchais un objet à ma curiosité, etc.

Je languissais ainsi dans ma triste cabane

A tout état cherchant chicane. etc


La même année, il commente son Epître à Mr le Sup par cette plainte :

Déteste, Cher Ami, la rigueur de mon sort.
La solitude du presbytère, le manque de société, l'inaction, si contraire à sa nature ardente, le prédisposaient donc à l'ennui, à la mélancolie. C'est peut être à la suite de ces heures de lourde tristesse que notre curé devint ce qu'il se montre dans ses œuvres, c'est à dire "chagrin, acerbe, critique, impatient du joug de ses supérieurs, et frondeur volontiers. Dans beaucoup des pièces que contiennent les registres de Fignières, on trouve des attaques assez violentes contre l'autorité et ses représentants. Pourtant l'Evêque est toujours respecté ; il faut dire que le prélat qui occupait alors le siège d'Amiens était Mgr G. de la Motte d'Orléans et que tous, prêtres et laïques, s'inclinaient devant sa vertu et sa piété. En revanche, le curé ne craint pas d'attaquer les vicaires généraux ; un surtout, l'abbé de Brantes, vicaire général en 1758 est en butte, dans un épître, aux traits les plus mordants de l'abbé Carpentier.

 

C'était un ancien major de Cavalerie, Chevalier de St Louis, qui, entré plus tard dans les ordres, avait été nommé abbé de St Acheul et avait été choisi pour Grand Vicaire par le Saint évêque d'Amiens.

Or il fût "régalé", selon l'expression de l'abbé Carpentier, d'une épître qui "courut la France entière". Que lui reprochait-on ? S'il faut en croire la note qui précède la pièce de vers, il avait le tort impardonnable de "porter partout avec lui un couvert de vermeil et de vouloir que dans ses visites les curés ne parussent devant lui qu'en soutane". Il nous semble qu'il n'y avait pas là de crime. D'ailleurs, on sait que Mgr de la Motte, juge compétent, avait en grande estime son grand vicaire, qu'il songea même à le demander pour coadjuteur à cause de sa piété et de ses rares qualités d'administrateur et enfin qu'il adressa dans une lettre adressée au clergé de son diocèse tout le chagrin que lui causa la mort prématurée de l'abbé de Brantes. Voilà l'homme que le curé désigne, à la fin de sa pièce, pleine d'indignation, il cite ce vers de Juvenal :

Si natura negat, facit indignatio versus.
On ne peut certainement pas approuver ni le ton ni le fonds de cette épître.

 

Ceux qui furent le principal objet de ses attaques, ce sont ses supérieurs immédiats, les doyens. Il semble avoir eu contre eux bien des griefs : que lui avaient-ils fait ? Avait-il eu maille à partir avec eux ? ou bien était il inspiré par le défi de n'être pas arrivé aux honneurs du décanot ? Nous ne saurions trop le dire. Mais il est facile de remarquer, en parcourant l'œuvre du curé, que ce sont eux qu'il vise le plus souvent, que c'est contre eux qu'il lance les traits les plus piquants. On a déjà vu comment il avait accueilli la nomination de Mr Haudoy, curé d'Etelfay, comme doyen de Chrétienté. Ce n'est certes pas la seule pièce où ces dignitaires sont malmenés : les doyens, c'est son thème favori, c'est sa tête de Turc. Il fait des anagrammes sanglants avec le mot Decanus ; il compose contre eux plusieurs distiques où il leur prête tous les vices, deux fables l'une déjà citée : Les Deux Coqs ; l'autre : le jeune Corbeau en pays étranger, un conte enfin qui rappelle un peu le genre facile de La Fontaine. Nous en reproduisons le commencement afin qu'on puisse juger du genre et du style de l'abbé Charpentier.

 

LE DOYEN ET LE BAUDET

Conte

Certain doyen avait une monture

Qu'il aimait autant que ses yeux.

C'était un âne déjà vieux.

Je ne sais quel instinct guidé par la nature

Avait entre eux serré les noeuds

D'une amitié fidèle et pure.

Ils avaient tous deux même allure,

Même organe, même maintien.

La ressemblance allait si bien

Que si maître baudet eut porté la tonsure

On l'aurait pris pour le doyen.

Jamais d'humeur entre eux, ni jamais de murmure ;

Le doyen menait l'âne, et l'âne le menait.

Sans débats, ils étaient plus amis qu'on ne l'est

Dans un siècle comme le nôtre.

Enfin pour le dire tout net,

Notre âne et son doyen ne faisaient l'un et l'autre

Que deux têtes dans un bonnet.

Toute la pièce est dans ce ton. On peut juger par cette courte citation de la facilité de vérification du curé et de son genre d'esprit.

 

Une épître adressée à Mr de Lip. est écrite dans le plus mauvais esprit : l'auteur exerce sa verve contre les couvents où de "pieux fainéants" passent leur vie dans l'opulence et les "dévôts badinages".

Dans une autre épître, intitulée "Le Songe", très longue pièce, le curé raconte un rêve : il imagine qu'il est pape, et, racontant ses pensées, ses sentiments, il fait la critique la plus mordante des habitudes et des mœurs de la Cour pontificale. Il ressasse tout ce qui a été dit sur l'orgueil, la cupidité, et même l'immoralité de certains pontifes : il se montre le digne émule des d'Alembert, des Diderot, et des Voltaire. On éprouve une vraie haine en songeant que ces vers ont été tracés par la plume d'un prêtre. Comme pour renfermer ces quelques mots l'idée générale qui l'a inspiré, il fait suivre sa pièce de ce distique :

Ad scelus atque nefas quidcumque haec                                                                                    purpus duxit ;

Ingula sancta Petri crimina cuncta regit.

 

Une autre pièce, très longue également, est d'une portée plus élevée : c'est une ode qui a pour titre : l'Opinion. Le curé passe en revue tous les systèmes de philosophie ; il prétend que trop souvent on est esclave de l'opinion et que c'est un tort, qu'on ne doit suivre que la raison : il avoue pourtant que celle ci nous mène au doute universel et, dans la dernière strophe de son ode, il déclare qu'il n'y a de vrai que ce que la foi nous enseigne.

Pourquoi, (dit-il), fatale incertitude,

Me dérober la vérité ?

Faut-il, humiliante étude,

Augmenter ma perplexité ?

Reconnais, raison séduisante,

Qu'il n'est de vérité constante

Que les oracles de la foi.

Tout avertit mon inconscience

De ne donner ma confiance

Qu'à ce qu'elle exige de moi.


Cette pièce est de l'année de sa mort (1772), elle est suivie de ce distique : on dirait qu'il veut excuser la liberté qu'il a prise d'exposer des systèmes qu'il condamne pourtant.

Tartaeros mores atque impiadoginata versu

Pingere relogio nec pietas renuit.

C'est en s'appuyant sur cette vérité, ajoute-t-il en reste, qu'il a composé ses vers sur l'opinion.

 

Citons encore le dialogue entre un jésuite et un pénitent. Le curé de Fignières en le composant semble s'être inspiré de l'Esprit des Provinciales et, sous une forme assez piquante, il expose les principes de morale faussement attribués aux membres de la célèbre Compagnie. En voici le début :

 

       Le Pénitent.

Mon Père, j'entends dire

Que vous n'ignorez rien.

Voulez-vous bien m'instruire

Pour être homme de bien ?

       Le Confesseur

Vous ne pouvez mieux faire

Que de venir à nous.

Chez nous le moindre père

Sait être tout à tous.

       Le pénitent

J'ai peur que, quand mon âme

A vos yeux paraîtra

Vous me traitiez d'infâme

Et de franc scélérat.

       Le confesseur

Cette terreur est vaine.

Nous ne sommes pas gens

A faire de la peine

Aux pauvres pénitents.

..

Nous aimons à croire que c'est une simple boutade. Le curé Charpentier n'était certainement pas l'ennemi des Jésuites. Ce qui nous le prouve, c'est qu'à la suite de l'arrêt du Parlement qui obligeait les Pères à quitter le nom de Société de Jésus, il écrit en latin (1762) une ode magnifique en vers saphiques In deplorandam Societatis Jesu Catastrophen. Il y exprime ses vrais sentiments à l'égard de cette célèbre société et déplore les attaques et les persécutions dont elle est l'objet. Cette ode est précédée d'une épigraphe qui dit ses espérances : Multa renascatur quae jam cecidere cadentque (Horace)

 

Par ces différentes citations, on peut voir que le curé de Fignières avait un goût très marqué et très vif pour la poésie ; avec plus de travail, il aurait pu tirer un meilleur parti de son talent. On doit lui reprocher toutefois de manquer de dignité et certaines de ses poésies étonnent absolument dans la bouche d'un prêtre.

Il avait de la réputation et il s'était créé une certaine influence. C'est à lui qu'on recourt quand il s'agit d'adresser à quelqu'un soit un compliment, soit même une remontrance. Ainsi, nous voyons les prêtres du doyenné de Montdidier se charger de rédiger les respectueuses observations qu'on veut envoyer à Mgr de la Motte, relativement à un statut par lequel ce saint prélat défendait à tout prêtre de son diocèse d'avoir chez lui à héberger des belles sœurs, des tantes, des cousines et même des enfants au dessus de l'âge de douze ans. Nous n'avons pas à nous occuper de la justesse de ces réclamations. Nous nous contenterons de remarquer que ce document est écrit dans un latin très pur.

 

Plusieurs des poésies de l'abbé Charpentier furent insérées dans le Mercure de France ; ainsi un madrigal à Mr le marquis de Clermont Tonnerre, seigneur de Fignières : il parut à la date du 1er janvier 1739. On en trouve d'autres dans les années 1740 et 1741. Nous ne résistons pas au plaisir de citer encore quelques vers d'une épître qu'on lui attribue : ils rappellent la Chartreuse de Gresset : Il parle du mobilier de son presbytère.

       Les meubles de ma solitude

Ne sont pas meubles délicats.

Je ne trouve de vrais appas

Qu'à ceux qui servent à l'étude.

En bon économe, je hais

Toute cette vaine dépense

De ces meubles en abondance

Que l'on met qu'ad honores

Ces petits meubles ordinaires.

Tels qu'un prophète en accepta

Comme absolument nécessaires,

Chez le veuve de Saregita

Voilà les miens..

 

On lit encore une ode sur la brièveté de la Vie ; une sur le vrai bonheur et une fable intitulée : La linotte et la pie. Ces pièces sont d'une tournure ingénieuse et facile.

L'abbé Charpentier n'avait pas que des admirateurs de son talent, mais il avait encore des amis. On le vit à ses funérailles, où parut une nombreuse et sympathique assistance - Les signatures de nombreux curés figurent au bas de l'acte de décès avec celle de Mr de Clermont Tonnerre, qui avait pour son vieux curé un véritable attachement. L'abbé Charpentier mourut le 7 octobre 1772 : la dernière pièce qu'il composa est une très belle ode latine, adressée à Mgr de Machault, nommé coadjuteur d'Amiens. Clarissimo D.D. de Machault Ambianensi episcopa designato. On sait que ce prélat fut sacré le 17 mars 1772.

 

Le P. Daire, dans son Histoire littéraire de la ville, nous apprend que le curé de Fignières s'occupait aussi de travaux plus sérieux. "Il travailla longtemps, dit le P. Daire, à un Catéchisme historique, chronologique, dogmatique, géographique et critique de tous les Conciles de France, où il se proposait de ne rien dire aux dépens de la vérité. Il ne nous est rien parvenu de cet ouvrage ou du moins des notes qu'il avait rassemblées pour le composer. Tous les papiers de l'abbé Carpentier, tombés à sa mort entre les mains du sieur Watier, de Montigny (Oise), ont entièrement disparus.

Les curés remettaient chaque année un double de leurs registres au bailliage. Nous avons eu la curiosité de visiter les cahiers de Fignières. De 1739 à 1771, sur la feuille qui sert de couverture, l'abbé Charpentier a inscrit soit des citations, soit des vers latins de son propre fonds. Ce sont de simples boutades ou des vers dictés par l'indignation ou écrits dans un moment de noire mélancolie. Il se montre là ce qu'il est dans les poésies françaises.

Horace, Persée et Juvenal sont ceux qu'il cite le plus volontiers : ce sont des poètes satiriques : leurs œuvres, leur genre vont à sa trempe de caractère.

(1739) Virtutem videant intabescantque relicta (Perse).

Nam vindicta bonum vita jucumdues ipsa (Juvenal)

 

Il aime à tonner contre le pouvoir de l'argent, roi du monde, corrupteur de toute honnêteté et de toute justice.

O cives, cives, quaerendam pecunia primum

Virtus post nummo. (Horace)

Sanctum quid quaerunt, ubi sola pecunia regnat ?.

(1742) Gens odiosa piis ictus medidatur obliqus ;

Illos moeda juvat, foedique insna kucri - De qui parle-t-il ? Est ce encore des doyens ? A qui fait-il appliquer ce qui suit ?

Illis dextra rafrax, cor pravum, mensque maligna ;

Ente, dolo, lingua nummos incondere norunt.

. Nullus in urbe deux, nisi sola pecunia, regnat.

Plus tard, c'est la pensée de la mort qui le hante : il cite Horace

(1753) allida mors oeque pede pubat pauperum tabernas

Turrusque regum. Et il ajoute ce commantaire : Unde et uperbis, homo, cujus concepto culpa,

(1753) Nasci poena, labor vita, necesse mori

(1749) Proeceps vita fugit, tumulum nascendo canamus ;
Hix spes, ambitio, gloria, fama petit.

Ses derniers vers (1772) sont un cri de découragement ou de dépit. Le curé de Fignières a toujours été honnête. aussi les hommes ne l'ont-ils pas visité. Il est resté curé de Fignières ! Que faut-il pour être quelquechose ? Ecoutez : (1771)

Aude aliquid crucibus, furcis, aut carcere dignum,

Si vis esse aliqud ; probitas laudatur et alget.

On a vu cela à toutes les époques.

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